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Gilles Ritchot n'est plus

Gilles Ritchot

Gilles Ritchot
 1935-2021

Le 30 janvier 2021

Jules Lamarre, Ph. D.
Économiste et géographe

 

Le monde de la géographie vient de perdre une véritable institution. Ancien professeur au département de géographie de l’Université Laval, notamment, Gilles Ritchot y a formé des milliers d’étudiants dont bon nombre de professeurs à travers lesquels sa mémoire et son œuvre d'une grande originalité lui survivront.

J’ai fait la connaissance de Gilles Ritchot en 1977, façon de parler, puisque Gilles était pour moi un personnage que je n'osais approcher. Il m'intriguait et m'intimidait beaucoup. Pourtant, les étudiantes et les étudiants qu’il laissait venir à lui devenaient vite ses ami(e)s et il leur servait ensuite de mentor pour la vie entière. Je les enviais. Ce n’est que beaucoup plus tard que Gilles et moi allions nous lier d’amitié. Ce serait un grand honneur pour moi.

Gradué en économique de l’Université Laval, en 1977 j’avais décidé de poursuivre mes études en géographie à cause du géographe Louis-Edmond Hamelin, parce qu’il m’en avait donné la « piqûre », comme il disait. Et puis Gilles Ritchot m'avait donné ma deuxième dose.

Cette année-là, avant de pouvoir passer à la maîtrise, je devais suivre une série de cours de premier cycle de géographie, dont le cours de géomorphologie générale de Gilles Ritchot. Jusque-là, j’avoue que les montagnes n’avaient jamais présenté pour moi qu’un intérêt de nature tout au plus touristique. Mais plus jamais par la suite ! Une fois dans la salle de cours de Gilles, toutes et tous il nous faisait vivre à sa façon l’expérience qu'avait déjà vécue, semble-t-il, le jeune Albert Camus au contact de monsieur Germain, le monsieur Bernard de son roman posthume. Parce que pour monsieur Germain, ainsi que pour Gilles Ritchot, l'enseignement n'était pas un métier mais une grande passion qui incitait à se dépasser.

Quand Gilles débutait son cours, toutes les voix se taisaient dans le grand amphithéâtre comme si un être plus grand que nature venait d’entrer dans les lieux. Et puis la magie opérait dès qu'il nous apprenait que les formes du relief terrestre s’engendraient mutuellement étant donné la vie propre dont elles étaient dotées. Bien sûr, la glace des rivières, notamment, pouvait encore tout raboter sur son passage et contribuer à transformer les paysages. Toutefois, Ritchot nous enseignait qu'aussi « les vallées creusaient des surfaces de plateaux ». Plus encore, selon Ritchot la logique de production des formes terrestres ne pouvait être déduite qu’à partir de la métamorphose à travers le temps d’une forme primitive hypothétique, donc abstraite et causale… mais bel et bien absente, si j'ai bien compris... Oh là, là... Ritchot nous surprenait à chaque fois avec ses énoncés énigmatiques, sans compter qu'il déroutait bon nombre de ses propres collègues qu'il devait ensuite affronter tout seul. Enfin, pour en apprendre davantage, les étudiants et étudiantes que nous étions devions toujours patienter jusqu’au prochain cours alors que même les sessions devenaient trop courtes, à cause de Gilles Ritchot.

Et puis que dire de ces explications « venues du ciel » -- farfelues selon Ritchot -- auxquelles doit recourir la géomorphologie ordinaire pour rendre compte -- ce dont celle-ci serait tout-à-fait incapable -- du relief particulier de la région de Charlevoix qu'apprécient tant les touristes ? Selon Ritchot, le cœur de cet endroit ne serait qu'un « graben », c'est-à-dire une sorte de clef de voûte de grande envergure apparue à la suite d'un effondrement de terrain causé par une double fracture survenue dans une formation rocheuse longue et courbée, soit celle qui s'étend depuis la Côte de la Miche jusqu’au Saguenay. « Désolé, mais il vous faut oublier la mystérieuse météorite géante qui, selon une authentique rumeur, se serait écrasée dans Charlevoix, disait Ritchot ».

Dès lors, il va sans dire que Ritchot ne se faisait pas que des amis dans le milieu de la géomorphologie officielle. Et qu’à cela ne tienne, avec les années il en a encore remis, cette fois en transposant son analyse structurale depuis la géomorphologie jusqu’en géographie urbaine. Voilà qu'il s'attaquait maintenant aux fondements mêmes des certitudes des géographes qui pratiquaient leur discipline à la manière des sociologues ou bien des économistes. Pour Ritchot, la géographie, entendre l'objet physique, possédait une vie propre avec ses logiques « géographiques » ontologiques sous-jacentes à mettre à jour au plus vite. Il le faisait dans ses écrits, tout comme ses étudiants et étudiantes le faisaient dans leurs thèses de maîtrise et de doctorat.

Ritchot était quelqu'un qui « osait » donc montrer aux géographes institutionnels comment faire de la géographie, et non plus de la sociologie, de l'économique ou bien de la géologie en géographie.  Bref, il dérangeait beaucoup de monde à l'Université Laval et devait se sentir bien seul de son espèce quoique de grands scientifiques, dont des Français, reconnaissaient volontiers la valeur de ses apports. Par exemple, c'était le cas de Jean Petitot. Mais hélas, de telles sommités étaient bien loin pour voler à son secours.

Pourtant, l'objectif recherché par Ritchot n’était pas de faire la guerre à tout ce qui bougeait en géographie, mais d’affirmer sans cesse l’unité de cette discipline, une unité qu'il cherchait à spécifier en la caractérisant. Pour ce faire, il soutenait que le recours à l’analyse structurale en géographie, et partout en géographie, permettait de transcender une vision de la géographie universitaire divisée en deux bords étanches, l’un physique et l’autre humain, le premier se prêtant mieux que l’autre, paraît-il, à l’utilisation des méthodes de recherches étroitement scientifiques, et le second, à celles des sciences sociales réputées plus approximatives. Il remettait en cause l'existence d'un objet géographique fissuré de toutes parts qui ne pourrait que s'effriter à la longue, ce qui serait fatal à une géographie universitaire parce qu'elle risquait de ne jamais s'en remettre.

C'est cette dissolution que Ritchot, mais aussi Hamelin -- tous deux d’origines modestes, soit dit en passant --, voulaient contenir, mais selon deux points de vue forts différents et parfaitement légitimes. Tous les deux étaient des géants de la géographie qui poursuivaient le même combat, faire en sorte qu'un jour la géographie ne devienne pas un fourre-tout de techniques hétéroclites seulement, si la tendance se maintenait. Toutefois, au cours des dernières décennies, ce sont à peu près toutes les disciplines de la connaissance qui allaient être les victimes de cette tendance, y compris la géographie elle-même, depuis que nos sociétés, et surtout nos dirigeants, sont davantage intéressés à gérer le monde -- dans tous les recoins et au sens presqu'exclusivement militaire -- plutôt qu'à l'étudier en vue de l'atteinte du mieux être pour le plus grand nombre. Loin d'être terminé, le combat de Ritchot et d'Hamelin serait donc sans cesse à recommencer.

Parlant de géants, un jour de 1978, alors qu’à la cafétéria du Pavillon De Koninck de l’Université Laval, mon frère Guy -- formé en géographie et devenu depuis un informaticien des plus talentueux -- et moi débattions ensemble et avec emportement des idées de Ritchot, attablé à nos côtés se trouvait notre frère Jean, alors un étudiant gradué de sociologie, qui ne connaissait pas Gilles Ritchot. Jean nous observait avec étonnement ne comprenant pas la raison de toute cette fièvre qui nous emportait. À nous entendre parler de Ritchot comme nous le faisions, soudain, il nous avait interrompus pour nous demander, tout en pointant du doigt un homme immense qui venait d’entrer dans la cafétéria, s’il s’agissait de Gilles Ritchot...