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Adieu Monsieur le recteur Gervais, adieu cher ami
  
Michel

Michel Gervais
1944-2022

Le 9 juin 2022

Par Jules Lamarre, Ph. D.

Il y a à peine quelques semaines, Édith Mukakayumba était encore au téléphone avec Michel Gervais comme elle l’avait été de temps à autre depuis les années 1980. Il demeurait de bonne humeur, comme toujours, même s’il était très malade.  

Édith avait fait la connaissance de Michel Gervais quand il était vice-recteur et puis recteur à l’Université Laval. Elle était alors étudiante au doctorat en géographie à cette même université, là où, grâce à ses réalisations remarquables en faveur de la communauté étudiante, l’UGIL l’avait élue au Conseil universitaire. Pendant deux ans, elle y siègerait aux côtés du recteur, des vice-recteurs et des doyens de faculté.

Toutefois, c’est en 2009 que j’ai fait la connaissance de Michel, soit à l’occasion d’un colloque qu’Édith et moi avions organisé dans le cadre de l’Acfas qui, cette année-là, tenait ses assises à l’Université d’Ottawa. Notre colloque porterait sur les chercheurs de la marge condamnés à tirer le diable par la queue, soit au sujet des gens auxquels les universités continuent de décerner des doctorats pour reconnaître et récompenser des œuvres de grande qualité, mais des personnes dont elles n’auraient plus besoin comme professeurs et professeures. Et alors leurs doctorats leur feraient désormais l'effet de véritables boulets à traîner dans la vie, et sous les colibets, soit une expérience très particulière, je vous jure. Personnellement, je m'en fais surtout pour les victimes colatérales : nos proches qui ont tellement honte de nous. Mais en même temps, quel sujet d'étude fascinant que ce dernier phénomène !

À cette époque, nous pensions que cela n’était qu’une simple affaire d’ajustement que notre colloque pourrait aider à mettre en évidence. Nous ne savions pas que la situation des nouveaux docteurs envoyés dans le vide était désespérée, à la condition de s'en occuper. À distance, nous comprenons maintenant que le malaise était bien plus profond qu'il n'y paraissait. En effet, nous avons finalement compris que les universités ont commencé à se débarrasser des prochains docteurs parce qu'elles étaient en train de changer de mission (M. Freitag). Plutôt que d’étudier de toutes les façons possibles la condition humaine en vue d'aider tout un chacun à la transcender, désormais les universités enseigneraient la résolution de problèmes et formeraient des gens offrant seulement des « services de réparation » (E. Goffman) comme le font à présent les avocats, les aménagistes et tous les autres orthopédistes. Mais en 2009, de cela, nous ne nous doutions même pas. Ainsi, alors que j'étais son étudiant, en 1977 le géographe Louis-Edmond Hamelin m'avait dit de la géographie qu'elle était une des dernières disciplines généralistes de la connaissance. Et heureusement, selon Hamelin, qui, avec d'autres, avait fondé le département de géographie de l'Université Laval. Eh bien, terminé !

C'est un peu comme si, en médecine, on cessait de former des médecins générelistes, des médecins de famille, au profit des seuls spécialistes... Imaginez seulement la pagaille ! Or sans la géographie, on est perdu (B. Lemartinel). Demandez-le aux militaires qui ne peuvent s'en passer (voir la présentation du bgén Champage effectuée dans le cadre de notre colloque « Qu'advient-il de la géographie ? »). Demandez-le aux gens qui vivent sous des dictatures, là où, du jour au lendemain, on réécrit l'histoire nationale pour lui faire justifier l'injustifiable, là où l'on change tous les noms de lieux ainsi que la langue officielle, comme dans le film Bananas de Woodie Allen, mais pour vrai, comme ce fut le cas au Rwanda de Paul Kagamé (S. Straus et L. Waldorf). Quand on abolit les repères spatio-temporels, alors facile de contrôler les gens comme dans un camp de concentration (V. E. Frankl).

Parmi nos invités à ce colloque de 2009, nous avions eu l’honneur d’accueillir, entre autres, Michel Gervais ainsi que Thomas De Koninck, le grand philosophe de l’Université Laval. Et puis, celui-ci nous ferait rencontrer John R. Saul, un auteur fort critique du travail des professeurs et des professeures dans les universités d’aujourd’hui. Selon Saul, les profs passeraient maintenant le plus clair de leur temps à publier des articles dans des revues que personne ne lit et délégueraient leur tâche d’enseignement à des chargés et des chargées de cours jetables après usage, des gens qu'on n'a même pas besoin de payer décemment parce que personne n'en veux, même si, de nos jours, ils et elles sont aussi diplômés que les profs. Je le sais pour avoir pratiqué le métier de chargé pour pas cher durant 20 ans, à l’instar de plus de 1 300 000 personnes qui, de nos jours, en font autant dans plus de 4 000 universités américaines (H. Childress). Les pauvres, comme moi elles se font avoir par des profs qui leur promettent des postes qui ne viendront jamais, histoire de toujours maintenir leur productivité au top en les faisant vivre d'espoir, même si ça ne paie pas l'épicerie.

Mais c’est en 2018 que j’aurais le plaisir et l'honneur de travailler directement aux côtés de Michel Gervais, soit un véritable cadeau de la vie. Cette année-là, j’avais rédigé un brûlot pour protester contre les hausses de salaires – que je jugeais éhontées – que les médecins spécialistes du Québec venaient de se négocier auprès de notre « gouvernement des docteurs » de l’époque. Les infirmières et infirmiers avaient alors profité du tollé général suscité par les exigences inouïes des médecins pour dénoncer leurs propres conditions de travail déplorables, mais silence radio, ou presque, du côté des préposés et préposées aux bénéficiaires dont les conditions de travail étaient pourtant inhumaines depuis au moins les années 1980, soit depuis l’époque où j’avais été préposé durant sept ans. Je voulais absolument en parler de ce qu'est l'expérience d'être préposé et préposée dans des centres hospitaliers. Grâce à la pandémie, notre actuel « gouvernement de comptables » ferait seulement mine de s'occuper du problème des préposés et des préposées. Parce que si quelqu'un décidait sérieusement de le régler, leur problème, alors il faudrait qu'en même temps il s'occupe aussi de celui des gens qui travaillent dans les McDos, dans les Walmarts, chez Amazon et chez tous les Ubers de la Terre (E. Guendelsberger), soit de toutes les personnes que l'on fait carburer en toute légalité à la peur du lendemain, à l'instar des chargés et des chargées, justement (N. Chomsky). Autrefois, ça s'appellait de l'esclavage. Oui, il faudrait que notre « gouvernement de comptables » déclenche une véritable révolution -- tout aussi tranquille soit-elle --, ce à quoi il ne faut surtout pas s'attendre de sa part !

Quoi qu'il en soit, tous les éditeurs du Québec ayant refusé en choeur de publier mon manuscrit portant sur le (mauvais) sort réservé aux préposés et aux préposées, en 2018 je me suis mis en quête de trouver quelqu’un de connu qui acceptât de préfacer mon ouvrage afin de me servir de « front », moi qui n’étais qu’un ex-préposé et un ex-chargé, ce qui ne pèse pas lourd sur le marché de l'offre et de la demande, croyez-moi. En cela je voulais profiter d’un conseil qu’en 2009 Thomas De Koninck nous avait donné, à Édith et à moi, soit de toujours grimper sur les épaules de géants pour mieux faire valoir nos causes. Mais celles de géants qui ne soient pas insensibles au sort de leur prochain. Il en existe. C’est alors qu’Édith m’avait suggéré de faire lire mon manuscrit par Michel Gervais qui, après avoir été recteur de l’Université Laval, avait été directeur général de l’Hôpital Robert-Giffard -- un immense hôpital psychiatrique où j'ai déjà été préposé quand il s'appelait encore Saint-Michel-Archange -- dont il ferait un centre de recherche en santé mentale, et puis président de l’Association québécoise d’établissements de santé et de services sociaux. Michel avait donc déjà géré des légions de préposés et de préposées. J'ajouterais que lorsque je m'adressais à Michel Gervais, à Thomas De Koninck, à John R. Saul, à Louis-Edmond Hamelin, pour faire changement ces gens-là voyaient en moi une personne, et non pas seulement un préposé ou bien un pauvre chargé de cours crève-la-faim par sa faute seulement.

J’eus alors droit de la part de Michel à un « Jules, ce dont tu parles dans ton livre mérite d’être connu d’un large public qui n’en sait à peu près rien ». Et c'est avec enthousiasme qu'il accepterait de rédiger une préface pour mon ouvrage visant à soutenir des gens sans défense. Une fois complétée, Michel me communiquerait sa préface pour savoir ce que j'en pensais. De mon point de vue, elle était parfaite, mais, avant de me la remettre définitivement, il souhaitait la faire circuler parmi quelques gestionnaires de haut niveau du milieu hospitalier québécois afin d'avoir leurs avis qu'il me transmettrait ensuite tout en dissimulant leurs noms. Ce à quoi je ne m'attendais surtout pas. Et c'est alors que j'ai pu apercevoir la face cachée de la Lune, soit d'un endroit où se terrent des gestionaires anonymes qui organisent le travail forcé de pauvres gens. Sans doute Michel voulait-il me mettre au parfum...

Dans les commentaires reçus, il y avait de tout. À un bout du spectre, un gestionnaire top niveau soutenait avec éloquence que la situation des préposés et des préposés n'avait surtout rien de catastrophique, donc que j'exagérais, et que de toute façon ils et elles se plaignaient tout le temps... Et à l'autre extrémité, un autre se réjouissait du fait qu'enfin quelqu'un d'en vue voulait défendre ces « parias du milieu hospitalier » traités si injustement et qui ne mériteraient surtout pas leur sort si peu enviable. En tout cas, le premier n'avait certainement jamais été préposé...

Préfacé par Michel Gervais, en 2020 Le préposé de Notre-Dame paraîtrait à Paris chez L'Harmattan. L'ouvrage produira à coup sûr l'effet de cette pierre qui, tout aussi petite soit-elle, fait monter toute la mer quand on l'y jette, écrivait Pascal.

Merci Michel !

Jules Lamarre, Ph. D.

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Auteurs cités

Childress, Herb (2019). The Adjunct Underclass. Chicago, The University of Chicago Press.

Chomsky, Noam (2014). Corporate Business Models are Hurting American Universities.  https://chomsky.info/20141010/

Frankl, Viktor (2013) [1946] Découvrir un sens à sa vie. Montréal, Les Éditions de l’Homme.

Freitag, Michel (1998). Le naufrage de l’Université et autres essais d’épistémologie politique. Montréal, Éditions Nota Bene.

Goffman, Erving (2017) [1961]. Asylums. New York, Routledge.

Lemartinel, Bertrand et Marrou, Louis (2012). Le Festival international de géographie… ou comment recoller les morceaux de la géographie française. Dans Mukakayumba, Édith et Lamarre, Jules (dirs) La géographie en question. Paris, Armand Colin.

Straus, Scott et Warldorf, Lars (Eds.) (2011). Remaking Rwanda. State Building and Human Rights after Mass Violence. Madison, Wisconsin, The University of Wisconsin Press.